Une spiritualité incarnée

Image.





Par Jean-Guy Nadeau – 1er août 2016

Alors qu’on pourrait croire que l’expérience spirituelle se vit de manière désincarnée, cet article démontre qu’il en est tout autrement. Puisant dans l’histoire du christianisme et se basant sur de nombreux exemples, l’auteur situe le corps comme voie et lieu de l’expérience spirituelle.


On entend souvent dire que le christianisme a séparé le corps et l’âme. Eh bien, ce n’est pas tout à fait vrai! C’est même totalement faux. Le christianisme a séparé le plaisir des sens et le salut éternel, soit, mais pas le corps et l’âme, bien au contraire. En fait, le christianisme a toujours considéré le corps comme déterminant pour la vie spirituelle et la relation avec Dieu. Certes, on peut parler d’une méfiance à l’égard du corps, mais il s’agit plus précisément d’une méfiance à l’égard des passions ou des plaisirs du corps.
 
Le rapport du christianisme au corps est fondamentalement positif. Rappelons-en quelques exemples: les exhortations pauliniennes à glorifier Dieu dans notre corps (1 Co 6,20; Ph1,20) et son image du corps comme temple de l’Esprit; la foi en la résurrection de la chair; la conception des sacrements comme signes et comme voies sensibles de la grâce et du salut; le rôle que les exercices spirituels de saint Dominique et de saint Ignace accordent au corps dans l’expérience spirituelle; les fresques de la chapelle Sixtine que Jean-Paul II a qualifiée de « Sanctuaire du corps humain »; or, ces fresques mettent en scène des corps bien en chair; l’Ascension du Ressuscité ainsi que l’Assomption de la Vierge Marie « montée au ciel avec son âme et avec son corps », etc. Certes, très tôt dans le christianisme, des courants chrétiens ont méprisé le corps. Mais ils ont souvent été condamnés comme infidèles à la foi chrétienne. Et si l'on pense aux pratiques de mortification corporelle, cela ne fait que montrer davantage encore la place du corps dans l’expérience spirituelle chrétienne… même si ce n’est pas de la meilleure façon. Autre exemple, l’exclusion des femmes du sacerdoce, une exclusion basée sur leur corps et complètement injustifiée à notre époque.
 
La spiritualité chrétienne est fondée sur le fait que le Fils de Dieu a vécu parmi nous, être humain de chair, de corps et d’esprit. Jésus a eu faim, il a eu soif, il a parlé, il a marché, il a dormi, il a mangé, pleuré, et tout, et tout. Jésus a mené une vie humaine, une vie dans laquelle une partie de son entourage a reconnu le Fils de Dieu1. Le tout début de la Première lettre de saint Jean le dit clairement : « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons. » (1 Jn 1,1) Ce que je comprends ici c’est que la Parole de Dieu ou la relation avec Dieu n’est pas abstraite ou idéelle. Ce que les apôtres annoncent c’est ce qu’ils ont vécu avec Jésus, un homme de chair qu’ils ont vu et qu’ils ont touché, avec qui ils ont marché, mangé, fêté, prié, etc. Le Nouveau Testament ne décrit pas un temple ou une église — « Dieu n’habite pas dans les demeures faites de la main des hommes » (Ac 7,48). Il raconte plutôt la pratique de Jésus dans son temps, le bien qu’il a fait et qu’il a dit. Et le sort qu’on lui a fait. Et que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts. Et qu’il est Fils de Dieu. Qu’il reviendra. Et que cela nous concerne.
 

Le corps, voie de l’expérience spirituelle

Nous sommes habitués aux paroles de saint Paul sur le corps, surtout dans la Première Lettre aux Corinthiens. Pourtant, il m’est arrivé de trouver qu’il en mettait beaucoup : Saint des Saints, Temple de l’Esprit, « prendre les membres du Christ pour en faire des membres de prostituée (ou de débauchée) ». C’est que pour Paul, tout ce qui touche le corps concerne la vie spirituelle ou la relation à Dieu. Pour Paul, nous sommes sauvés par le Christ, sauvés corps et esprit. Préserver l’un, fut-ce par la chasteté, c’est préserver l’autre. Construire l’un, c’est construire l’autre: « Tout est permis, écrit encore Paul, mais tout n’édifie pas ». La vie spirituelle est une construction constante, et cela passe par le corps. Par ce qu’on mange, par ce qu’on boit, par des exercices qui sont autant spirituels que physiques, par nos gestes quotidiens, par nos gestes envers les autres, par le temps (et donc la présence corporelle) que nous donnons à notre relation avec Dieu ou avec les autres. Ainsi, la catéchèse contemporaine, par exemple, ne considère plus le plaisir sexuel comme un dérèglement de la raison et un obstacle au salut. La spiritualité chrétienne considère aujourd’hui le plaisir sexuel à son meilleur comme ouverture et sortie de soi, expression de confiance et abandon, comme don de soi ou communion avec l’autre. Et on a même « appris » que le plaisir n’était pas étranger à la conception d’un enfant, fut-il don de Dieu.
 
Rien dans la vie spirituelle n’est étranger au corps. Rien dans la vie chrétienne n’est désincarné. Bien sûr, les discours semblent parfois désincarnés, et certains, qui ont été jugés anathèmes, ont prétendu que le corps de Jésus n’était qu’une façade, mais ceux qui font ces discours sont bien incarnés dans leur propre corps, leur genre, leur couleur, leur époque. Il arrive que des pratiques spirituelles nous amènent au-delà du corps, nous font vivre des expériences, des émotions ou des sentiments qui nous dépassent. Mais leur enracinement c’est le corps, le corps sauvé, le corps à être en plénitude, fut-il blessé du simple fait d’être vivant. Et puis Thérèse d’Avila n’utilisait-elle pas un langage corporel, particulièrement coloré, pour dire ses expériences spirituelles?
 
Les théologiens et surtout les théologiennes citent souvent Tertullien, un Père de l’Église important de la fin du IIe siècle, pour dénoncer ses propos sur les femmes. Or, on lui doit aussi une phrase que j’aime beaucoup et qui célèbre la chair ou le corps comme la charnière du salut (caro salutis est cardo).Tertullien vise les sacrements, mais son propos est vrai de plusieurs façons. D’abord parce que le salut nous vient par l’Incarnation. En Jésus, Dieu ne reste pas au-dessus de la mêlée, mais il est mêlé à la pâte, à l’argile de notre monde. La foi chrétienne affirme aussi que le salut nous vient par les souffrances et la mort de Jésus sur la croix. Pas par ses prières, son enseignement ou par quelque envolée de l’esprit, mais par ce qui arrive à son corps c’est-à-dire à sa personne. Et si l’on en croit la parabole du Jugement dernier, cela vaut aussi pour nous qui sommes invités à le reconnaître dans chaque personne qui a faim, qui a soif, qui est étrangère, qui est nue, malade ou emprisonnée. Or ce sont toutes là des conditions, y compris celle de l’étranger, qui sont inscrites dans le corps. C’est chez ceux qui ont un manque corporel de base qu’il faut reconnaître Dieu et on doit y réagir de façon tout aussi corporelle en leur donnant à manger, à boire, en allant les visiter, etc. Rien que des pratiques corporelles, en fait. Morales, sans doute. Chrétiennes, certes. Mais corporelles, toujours.
 
Que le corps soit la charnière du salut se manifeste aussi dans les guérisons que Jésus opère, des miracles qui sauvent réellement ceux qui en bénéficient, et que la théologie considère comme des annonces du salut à venir pour tous et toutes. Quand Jésus guérit un aveugle, par exemple, on peut penser que la spiritualité d’un aveugle qui quête sur le bord de la route n’est pas la même que celle d’un homme qui, guéri, marche sur cette route en proclamant que Jésus est le Seigneur. On sait aussi qu’on ne prie pas de la même façon si on le fait debout, à genoux, recroquevillé dans un coin ou prosterné. Et c’est tout à fait normal, car on ne parle pas non plus de la même façon selon que l’on soit debout, à genoux, assis ou prosterné. La posture du corps parle par elle-même : de fierté, de courage, d’humilité, d’écoute, de dépression ou de soumission. Et des postures physiques différentes déterminent le type de parole que je dirai à l’autre. Cela vaut aussi pour la communication avec Dieu. Ainsi, la posture assise avec les mains ouvertes favorise l’ouverture et la réception, ou le don. C’est pourquoi le yoga et différents types de méditation chrétienne accordent de l’importance à la position dans laquelle on se tient. Sans compter les bienfaits de ces pratiques pour le corps lui-même. En fait, il n’y a pas de spiritualité humaine sans corps, même celles qui exigent que le corps reste immobile. Comme il n’y a pas de vie humaine sans corps. Dans l’au-delà, peut-être, mais qu’en savons-nous? En plus, le credo affirme même la résurrection de la chair!
 

Le corps, lieu de l’expérience spirituelle

Mon ami Richard Bergeron écrivait il y a quelques années: « L’enjeu de la vie spirituelle réside dans le corps. C’est là que se fait l’expérience de Dieu, là que Dieu se révèle à l’âme, là qu’il parle au cœur humain, là qu’il prend son repas avec lui (Ap 3,20)2
 
L’expérience spirituelle n’a donc rien à voir avec une quelconque désincarnation. Elle est enracinée au plus profond dans le corps, les émotions, la parole, l’histoire. On ne construit pas sa spiritualité seul, mais toujours en dialogue avec sa culture et son temps, son environnement humain aussi bien que physique. Il n’y a pas de vie spirituelle pour les humains que nous sommes sans les médiations du corps, de la parole, de l’histoire. Faire l’expérience de Dieu, ou de la rencontre de Jésus  Christ comme on disait en catéchèse, c’est aussi la faire de façon corporelle. L’expérience humaine est aussi (et toujours?) corporelle. Il n’y a pas d’un côté l’expérience corporelle et de l’autre l’expérience spirituelle. Il y a l’une et l’autre, toujours reliées dans une danse où chacune influence leur mouvement commun.
 
Le corps apparaît aussi comme lieu d’expérience spirituelle dans les expériences sommets qui accompagnent parfois l’amour, la danse, la grossesse, l’accouchement, l’orgasme, la plongée, l’ascension, la joie, ou même la douleur. Espace d’élévation et d’ouverture de l’humain, en même temps que sa limite, le corps vaut bien une cathédrale.
 

Références

1   L’expression Fils de Dieu mériterait d’être mise en perspective, mais ce n’en est pas ici le lieu.

2   Richard Bergeron, « Le corps, lieu de la rencontre de Dieu. Perspective chrétienne », Nouveau Dialogue. Le Corps comme lieu de spiritualité, Hors série jeunesse, automne 1996, p. 29-30.
 



Jean Guy Nadeau est professeur retraité de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal et professeur à temps partiel à l’Université Saint-Paul à Ottawa dans le programme Counselling et spiritualité. Son dernier ouvrage, en collaboration avec Carole Golding et Claude Rochon, porte sur l’expérience spirituelle des victimes d’abus sexuels durant l’enfance (Autrement que victimes. Dieu, enfer et résistance chez les victimes d’abus sexuels).


Laisser un commentaire



 Security code

 

Voir les commentaires
Aucun commentaire.

Dernière révision du contenu : le 9 février 2022

Signaler une erreur ou émettre un commentaire